Poussant doucement la porte d’entrée du dortoir, Milo passa à l’extérieur. Immédiatement, un vent cinglant l’accueillit; le décoiffant sans aucun scrupule. Pas que ce soit une grosse perte. Ses cheveux doux, couleur des champs de blé, étaient indomptables (et c’était pas faute d’avoir essayé). Ils faisaient leur vie, Milo avait la sienne.

Il frissonna sous son chaud manteau (le vêtement cachait un corps marqué par l'entraînement; des muscles florissant sous sa peau. A son grand désarroi, il garde une allure fine). Le jeune n’était pas frileux, mais les basses températures nocturnes ne faisaient aucun cadeau. Joues rosies par le froid, sa respiration se condensait. Il frotta ses mains dans l’espoir de les réchauffer. Elles étaient calleuses et sèches, ornées de fines coupures et cicatrices, témoins de sa maladresse. Etrangement, il n’y avait que là-haut, quand il voltigeait avec l’équipement tridimensionnel, où il ne se blessait pas.

Ses yeux clairs, reflet de la couleur du ciel, glissèrent sur l’horizon. Regard emplit de bienveillance et de curiosité. Le camp d'entraînement était silencieux, endormi. Il s’arrêta un moment sur une silhouette féminine appuyée contre un des bâtiments. Un sourire chaleureux passa ses lèvres (mais quand ne souriait-il pas?) et il se dirigea résolument vers celle-ci.

Arrivé près de la jeune femme, il fit une révérence exagérée.

“Madame.
- Monsieur.”

Salutations moqueuses, jeu amical. Ils s’observèrent un moment, tout à fait sérieux. Mesurant près d’un mètre soixante-quatorze, il la dépassait à peine d’une tête. De taille moyenne, il était invisible dans la foule. Milo fut le premier à craquer, pouffant. Rire communicatif; la jeune le rejoignit quelques secondes plus tard. Amis depuis maintenant deux ans, ils venaient tous les deux de familles bourgeoises. Ils se moquaient tous les deux de ce statut.

“J’en connais un qui doit aller dormir.”

Il haussa les épaules et s’adossa au mur, à côté d’elle. Même sans l’avoir vu, il pouvait tout à fait imaginer sa tête. Avec des cernes de quatre kilomètres sous ses yeux. Milo n’avait techniquement aucun problème pour dormir, cependant son sommeil était trop léger. Et avec les ronfleurs dans sa chambre, c’était pas gagné.

“Tu peux parler, t'as l’air aussi reposée que moi.”

La jeune femme le frappa sur le bras.

“Tais-toi.
- Jamais.” Il ajouta, enjoué : “Je sais très bien que tu ne peux pas te passer de ma douce et mélodieuse voix. Tu l’aimes trop.”

Charlotte sourit. Un silence confortable s’installa entre les deux amis. Rapidement ennuyé par le manque d’action, le jeune shoota dans les cailloux à ses pieds. Milo était comme ça, toujours impatient (et drogué à l’adrénaline; l'entraînement réduisait sa faim), toujours à s’occuper les mains.

“Comment tu fais?”

Le changement de ton désarçonna le jeune homme. Voix si sérieuse. Il était absolument trop tôt -ou tard, selon le point de vue- pour une telle intonation.  

“Je suis pas sûr de comprendre, comment je fais quoi?”  Milo se tourna vers son interlocutrice. “Parce que je fais beaucoup de choses. Genre, tu vois l’incident d’aujourd’hui avec les patates? Bah tu le diras pas aux supérieurs hein, mais j’ai peut-être ma part de responsabilité. Tu noteras que le ‘peut-être’ est important. Mais si on te demande, c’était pas moi.”

Elle lui jeta un regard d’incrédulité, mêlé à de la lassitude.

“Tu veux savoir les détails? Je peux absolument tout te dire. Évidemment, comme je n'ai rien à voir avec cette affaire, c’est un ami qui m’a tenu informé.”

Il lui fallut à peine deux secondes pour se remémorer tout l'événement. Moulin à parole, il n’allait pas lésiner sur les détails. Trait de caractère à double tranchant qui le desservait parfois. S’il était bon conteur, les mots se mélangeaient dans sa tête quand il était troublé - ou quand il tentait d’expliquer quelque chose de difficile. Il allait se lancer dans sa narration quand elle leva une main; signalant un temps mort.

“Je parlais de toi.”

Milo se pointa du doigt, prêt à faire une blague. Se ravissa en voyant l’expression de la jeune femme. On pouvait lui reprocher beaucoup de choses : d’être une tête brûlée, d’être bruyant, de ne pas être assez sérieux et trop espiègle; mais il savait écouter (que ce soit les ordres de ses supérieurs, ou les histoires de ses amis. Il était une bonne épaule pour pleurer).  

“Comment tu fais pour être aussi… heureux? Optimiste?”

Ah. Sa question avait du sens. D’un point de vue extérieur, il paraît vivre dans une sorte de bulle. A parler à tout le monde, à s'intéresser à eux, à s’en faire des amis. A parler de futurs projets avec les uns; à rire avec les autres. Comme s’ils avaient tous de beaux jours devant eux.

“Tu es bien curieuse ce soir.
- Pas autant que toi.
- Touché.”

Tout en étant réaliste, il refusait de croire que la vie était aussi violente, aussi cruelle. Sous cette couche d’hostilité, il devait avoir de la beauté (de quoi s’y raccrocher, quelque chose pour laquelle se battre).
Peut-être qu’il était trop naïf après tout.

“Pourquoi tu veux aller au bataillon? Pourquoi te sacrifier? Ne...” Elle se tût. "Adel et toi êtes des idiots. Vouloir rejoindre le bataillon c'est de la folie. Alors pourquoi?"

Ne me laisse pas seule. Après deux années à la côtoyer tous les jours, Milo pouvait presque deviner ce qu'elle pensait. Il détourna le regard.

Les raisons étaient multiples. Parce que, comme dirait Blue, le jeune était trop borné pour changer d’avis (mais il est toujours trop têtu). Parce que le monde est injuste et qu’il voulait se battre contre leurs oppresseurs (titans qu’il détestait). Ne plus avoir à revivre la tragédie d’y il a cinq ans. Triste histoire malheureusement si banale; trop de vies changées par l’évènement.

"Décidément, pouffa-t-il, je t’ai contaminée avec ma curiosité.” Il bailla et se décolla du mur. “Je te répondrais une autre fois, je vais terminer ma nuit.”

Non, ce n’était pas une fuite. Pas du tout. Il n’évitait pas les sujets sensibles pour lui, il les relèguait juste à plus tard.

“A demain Lottie.” Le jeune lui fit signe d’au revoir. “Ne tarde pas trop.”
- Bonne nuit.”

831 - Des cris résonnèrent dans la demeure familiale, annonciateurs d’une nouvelle vie. Premières bouffées d’air mêlées à des premiers pleurs; des yeux clairs s’ouvrirent sur des visages souriant. Milo naquit lors d’une resplendissante journée d’été, au milieu d’une symphonie de grillons.

Petit dernier de la famille, il eut une enfance choyée et heureuse; l’amour familial coule dans ses veines. Il grandit entouré de parents aimants et de ses aînés, Rashieka et Charlie.

Le nourrisson grandit pour devenir un enfant turbulent, amateur de bêtise. Dès qu’il sut parler, les questions s'enchaînent. L’enfant voulait tout savoir, sans se lasser quand les explications se révèlent être longues et compliquées (il revenait à la charge avec d’autres interrogations). Dès qu’il sut marcher, le temps de la paix était révolu pour ses parents. Si laissé sans surveillance, l'enfant vagabondait dans la maison (touchant à tout, évidemment), et plus tard, dans les écuries.
Il était trop émerveillé par le monde qui l’entourait pour rester sagement en place.

837 -  Et puis, sa fratrie fut déchirée par des décisions d’adultes égoïstes. D’un trio qu’il pensait être indestructible, ils passèrent à un duo. Leur cousine (il pensait que Bambi était sa sœur, la vérité n’altéra pas leur lien) fut arrachée de leur foyer. Les pleurs de Charlie et Rahsieka n’y changèrent rien. Sa propre incompréhension, ses questions insistantes à des adultes au visage résolu ne changèrent rien.

843 - L’armée. Le mot n’était pas si étranger à ses oreilles. Après tout, même si le monde était en paix, entouré de hauts murs protecteurs, les soldats étaient indispensables. Ils étaient l’un des nombreux clients de son père. Milo connaissait les uniformes : les licornes, rempart de la famille royale; la garnison protégeant les civils. Les ailes de la liberté rêvant de récupérer les terres perdues. Ça ne l’empêcha pas d’être surpris (comme s’il re-découvrait le mot pour la première fois) quand son frère s’engagea dans l’armée; comme s’il prenait réellement conscience du monde (le sien consistait en de longues après-midi à aider son père à s’occuper des chevaux -enfin surtout à leur donner pommes et carottes).

Seul enfant resté à la maison, il continua de travailler avec son père. Cependant, une idée -plus que vague, mêlée à l’admiration portée à son aîné- germa dans sa tête. Enfant, il avait toujours pensé reprendre, avec Charlie, le domaine familial à la suite de leur père. Mais… Une porte s’ouvrant à mille possibilités s'entrebailla. Et s’il rejoignait lui aussi les rangs des soldats? Il verrait plus que cette partie du monde qu’il connaissait par cœur.

Milo garda silence sur ce projet. Néanmoins il était bien présent, fleurissant dans un coin de sa tête. L’enfant était encore jeune et avait largement le temps d’y repenser.

845 - Coeur brisé, foyer qui perdit soudainement toute sa lumière, toute sa chaleur. Année 845, où le monde bascula (et son propre monde ne fut pas épargné). Le géniteur tant aimé ne revint pas à la maison, laissant les êtres chers à la dérive. Milo, déjà happé d’une tristesse immense, vit sa mère perdre des couleurs. Elle déclinait de jour en jour et impuissant, Milo ne pouvait que l’observer. L’adolescent n’arrivait pas à l 'aider et ça le désespérait. Perdre ses parents en si peu de temps -se retrouver seul- le terrifiait.

Période sombre où son sourire s'effaça. La présence de son père était partout; les souvenirs douloureux. Il passa plus de temps à cheval (longues balades sans fin, sans destination), qu’à l’intérieur de la maison.

Charlie devient son pilier. L’adolescent sans repères s’appuya sur son frère plus qu’il ne le voulait; comme si son aîné détenait toutes les solutions. Plus tard, il accueillit le retour de Bamby avec soulagement. Elle reprit l’élevage familial, travail de la vie de son père.

850 - Deuil passée, la colère fit suite à la tristesse. Une furieuse envie de vivre aussi, pleinement (rester en sécurité n’était plus une option; il voulait que sa vie ait du sens, qu’importait si elle était courte). Le quotidien près des équidés avait perdu de son éclat. A seize ans, il suivit les pas de son frère et s’engagea dans l’armée. S’ensuivit deux ans d’enfer. L'entraînement était dur. Pourtant, il ne regrettait pas cette décision un seul instant. Pour rien au monde il n’échangerait la sensation de voler quand il maniait l’équipement tridimensionnel; ni la pression montante aux divers exercices.

Maintenant, il ne reste plus qu’un an avant de pouvoir grossir les rangs du bataillon. Choix peu apprécié par ses proches. Malgré des discussions houleuses avec Charly et Bamby, le jeune n’a aucune intention de changer d’avis.

Mais maintenant, il fallait quand même penser à un autre corps d’armée (Erwin Smith accusé de meurtre, le bataillon était en difficulté, avec un risque de démantèlement imminent). Il réfléchissait à cette future décision avec dépit. Allait-il rejoindre la Garnison ou était-il assez talentueux pour les brigades spéciales? (Bien que maladroit, il était assez vif et rapide pour se sortir de situations délicates). Dans les deux cas, son choix se fera à contrecœur.

Et puis, il y a cette blessure, qui ne s’est pas encore refermée. Trop récente, trop présente. Il la voit dans les yeux de Charlotte à chaque fois qu’il parle de rejoindre le bataillon. Lottie qui vieillira sans ses deux meilleurs amis (tous les trois s'étaient rencontré dans le camps; ils étaient inséparables). Ils avaient perdu leur troisième larron lors de la nuit sanglante de la rébellion. Nuit de panique, dans laquelle ils avaient été attaqués par leur pairs. Des humains, pour sûr. Il ne savait pas exactement ce qu’il s’était passé, ni pourquoi. Il se rappelait juste des cris confus, de rage et d’agonie. De se battre pour sa vie et du sang sur ses lames. (et des pleurs de Charlotte -et les siens- sur le corps d’Adel quand il a fallu dénombrer les victimes).