La journée avait commencé fort. Les choses s’étaient pourtant calmées quand le successeur du Roi avait été désigné. Les gens avaient pu tourner leurs idées vers les festivités de son intronisation. Mais suite l’assassinat de Naile Dork, les Brigades Spéciales étaient de nouveau en ébullition. Et ce n’était pas seulement d’Erwin Smith, le principal suspect, dont il fallait s’occuper, mais de son Bataillon entier.

C’est ainsi qu’à peine arrivée au Quartier général, Erika se vit assigner une mission. On lui laissait le choix : soit elle faisait passer des interrogatoires aux Explorateurs, soit elle emmenait l’un d’entre eux en balade pour l’intégrer aux tâches de la Police Militaire. La journée serait pourrie dans tous les cas, mais la décision fut vite prise : pas question de passer la journée à poser des questions barbantes à des suicidaires prêts à tout pour les beaux yeux de leur Commandant. Autant partir se promener.

La mission se déroulerait en fin d’après-midi, dans le district d’Ehrmich. Ce n’était pas celui qu’Eri connaissait le mieux, mais ils restaient au sein du Mur Sina, donc il ne devrait pas y avoir trop de souci. Ne s’agissant que d’une simple ronde, cela pourrait se faire rapidement. Si des membres du Bataillon d’Exploration devait intégrer les Spéciales, autant les habituer tout de suite aux us et coutumes : on fait un tour et on finit au bar. Pas la peine de vouloir donner une bonne image ; de toute manière, tout le monde connaissait la réputation des soldats du centre.

La jeune femme rejoignit facilement la ville dans la matinée. Une fois sur place, elle récupéra quelques documents, notamment une fiche présentant sa future camarade de mission : Katerina Volkov. Elle avait déjà entendu parler de ce patronyme, un haut-gradé des Brigades portait le même. Sans doute la même famille, bien qu’elle ne connaisse ni l’un ni l’autre. Du moins personnellement.

La soldate déjeuna, fut conviée à une réunion plutôt chiante, profita d’une petite demi-heure de temps libre et enfin dût se rendre au point de rendez-vous. Elle y retrouva sa camarde de mission, qui venait probablement tout juste d’arriver, d’après son odeur de transpiration et de canasson.

- Salut, moi c’est Erika. Bienvenue en stage avec les Brigades. La mission d’aujourd’hui c’est très simple : on fait un tour en ville pour vérifier que tout va bien. On a pas d’itinéraire précis à respecter, il faut juste passer pas les portes nord et sud, par le marché pour s’assurer que le rangement se fait sans problème et dans le quartier ouest. Une petite vieille dit avoir vu « des types louches ». Va savoir ce que c’est, un type louche. Oh, et on doit garder ça sur nous.

Eri lui tendit un fusil. Elle posa le sien nonchalamment sur son épaule et, d’un signe de tête, lui proposa de la suivre vers la porte nord.

Erika perçut l’ironie des paroles de Katerina. Visiblement, cela ne l’enchantait pas d’être ici. Cela leur faisait déjà un point commun. Cela fera-il d’elles les meilleures amies du monde ? Non, surement pas. Bien que partageant le même point de vue quant à l’inutilité de cette mission, la soldate des Brigades se sentait visée dans les propos moqueurs de l’exploratrice. Manque de bol, Eri était particulièrement susceptible. Et fière. Combo qui la mènerait probablement à renvoyer des piques à son interlocutrice. Même si dans le fond, elle était d’accord avec elle. Oui, c’était con. Mais ça aussi, plutôt crever que de l’avouer.
La jeune femme se retourna vers Kat en continuant de marcher, en arrière, toujours avec nonchalance.

- Ah bah c’est sûr que c’est pas la même adrénaline que pour aller chasser du titan. M’enfin, si jamais ça te manque trop, on peut toujours trouver un prétexte pour que tu perdes un membre ou deux. Même, juste un doigt.

Elle fit rapidement volte-face pour éviter de se casser la gueule et de perdre toute crédibilité. Les deux femmes arrivèrent tranquillement à la porte nord, qui ouvrait sur le Mur Sina. Les quelques soldats de la Garnison étaient bien à leur poste, à l’ombre des cinquante mètres de murailles. Certes, ils jouaient aux cartes, mais bon, le trafic n’était pas important à cette heure-ci de la journée. Erika salua le petit groupe de loin, sachant par expériences que si elles s’arrêtaient pour discuter, elles auraient le droit à au moins deux ou trois remarques sexistes dans la foulée.  

- Bon, la porte sud étant à l’autre bout de la ville, on finira par ça. Direction la place du marché, puis on ira rendre visite à la vénérable vieille dame qui, grâce à son témoignage, participe à la sécurité du district et de ces habitants.

Honnêtement, Erika était partagée entre l’envie que les craintes de la grand-mère soient fondées pour mettre un peu d’action dans cette journée et le fait que ce soit de la paranoïa pour finir cette mission au plus vite.
En tout cas, la discussion n’allait pas de bon train entre les deux soldates. Les premiers échanges avaient mis le ton. A peine le silence s’installait, l’atmosphère se faisait pesante. Allons bon… Il faisait beau aujourd’hui, mais frais. Mais ils avaient de la chance, Ehrmich était au sud, l’hiver était moins rude. Eri avait entendu dire que les soldats stationnés dans le nord étaient chargés de déblayer la neige et de signaler les plaques de verglas avec des petites pancartes… Etait-ce une bonne idée dans lancer une conversation sur la météo ? Non, c’était d’un ennui…

- Alors, quoi de neuf chez le Bataillon d’Exploration ? Elle marqua une courte pause. Enfin, je veux dire, à part l’arrestation de votre commandant pour meurtre, l’arrêt de vos balades extra-muros et le passage de vos effectifs au peigne fin ?

Avec un gentil sourire innocent pour ponctuer le tout. Susceptible, fière et un poil provocatrice, la Erika.

Katerina réagissait comme Erika l’avait espéré. La partie durerait sans doute un bon moment. Les piques feraient mal – c’était déjà le cas – à l’ego, mais la soldate comptait bien rendre la pareille. A la fois blessant et grisant, Erika adorait ce genre de jeu. Elle adorait avoir le dernier mot.

Elle écouta donc sa camarade sans l’interrompre, son cerveau se mettant automatiquement en marche pour trouver la réponse parfaite. Elle ne reprit la parole que lorsque la jeune femme du Bataillon lui proposa de l’interroger au sujet des récents évènements. Visiblement, elle n’était pas encore passée par la case de l’interrogatoire, et pourtant on l’avait envoyé en mission avec elle. Bah, si le Volkov des Brigades était bel et bien de sa famille, ce n’était pas forcément si étonnant.

- Ecoute, je vais être franche avec toi. Si je suis là, c’est uniquement pour éviter d’avoir à me taper ces foutus interrogatoires. Non pas que vous êtes chiants, mais…

Erika laissa sa phrase en suspend et fit mine de réfléchir. Elle ne savait pas comment la finir. Non, en fait, elle n’avait pas envie de la finir. Le sous-entendu lui plaisait assez.  

- En tout cas je suis impressionnée. Nettoyer l’entièreté  de votre quartier général ! Ça a dû bien vous occuper en effet. Non, parce qu’avec tous vos morts, vos effectifs doivent être drôlement réduits. Elle marqua une nouvelle courte pause. Ou alors, du coup, peut-être que votre QG n’est pas très grand. Enfin, j’sais pas, j’ai jamais eu l’occasion de visiter. Chez nous… Eh bien oui, c’est assez drôle de voir tout monde jouer les faux-culs. Surtout chez les hauts-gradés. J’ai quelques pronostics déjà ! Maintenant que j’y pense, je devrais lancer des paris, y’a de l’argent à se faire. La jeune femme se tourna vers Katerina. Avoue que c’est quand même un poil plus intéressant que faire le ménage !

Sourire, prendre un ton enjoué, comme si c’était une conversation normale avec une amie. Se montrer passive-agressive, ça aussi c’était particulièrement amusant.
Malgré tout, les deux soldates avançaient bien. Il fallait dire que ce genre d’échanges houleux avait plus tendance à faire accélérer le rythme cardiaque et la cadence plutôt que de la ralentir. Plongée dans la joute verbale, Eri avait à peine remarqué que la population se densifiait à mesure qu’elles se rapprochaient du centre-ville. Le marché était installé sur la place principale et dans les rues adjacentes. A cette heure-ci, les commerçants commençaient à plier bagage, ce qui donnait un joyeux bordel. Et comme pour confirmer cette idée, à peine le duo eut-il passé quelques étales qu’un cri se démarqua du brouhaha.

- Au voleur ! On me vole ma marchandise !!

Erika voulut accélérer le pas en direction de l’incident. Mais elle sentit que Katerina ne la suivait pas. La soldate se retourna vers sa camarade d’un jour. Finies, l’arrogance et les moqueries dans ses paroles. Colère, tristesse, humiliation ? La jeune femme des Brigade avait-elle touché un point particulièrement sensible ? Première victoire, on dirait bien. Un fin sourire étira ses lèvres. Il ne resta pas longtemps.

« C’est facile de critiquer quand on reste en sécurité et qu’on ne sait rien. » Ah.

- Tu ne sais rien de moi.

Ton froid. Cela suffirait pour l’instant. Malheureusement, pas le temps de continuer cette joute verbale. Elles avaient du travail, enfin. Un peu plus loin, un attroupement bruyant commençait à se former. Erika empoigna son fusil et se dirigea d’un pas décidé vers la foule. Elle joua des coudes pour se frayer un chemin parmi les gens qui se tortillaient sur leurs pointes de pieds, essayant de voir quelques choses de l’animation. Pas évident de s’imposer quand on a un petit gabarit, mais l’arme aide. Après avoir volontairement écrasé quelques chaussures, la cheffe d’escouade finit par parvenir au centre du cercle formé par les curieux.

Deux hommes se battaient. D’après leurs vêtements, l’un était marchand, l’autre ne semblait pas courir sur l’or. De la marchandise était répandue à leurs pieds. Eri faillit se prendre un coup de poing perdu et mit quelques minutes – trop à son goût – à attirer leur attention. Elle finit néanmoins par réussir à les séparer, les pointant tour à tour avec son fusil.

- IL M’A VOLÉ C’T’ENFOIRÉ !
- Pas la peine du gueuler, je suis pas sourde, merci.
- Il a intérêt à payer, sinon…
- Sinon quoi ? Tu veux une cellule, toi aussi, pour troubles à l’ordre public ?

Le marchand se recula, mais continua de marmonner dans sa barbe. Erika poussa un soupir. A vrai dire, elle ne savait pas trop quoi faire. Le voleur avait été arrêté dans son élan, la marchandise allait pouvoir être rendue. Ce n’était qu’un incident, sans grande répercussion. Le genre de choses dont les Brigades Spéciales n’avaient que faire, en ce moment. L’enquête sur le Bataillon d’Exploration leur prenait déjà beaucoup de temps. Mais en même temps, il y avait du public, et ils avaient déjà une répercussion de tire-au-flanc. Chose qu’une certaine soldate n’avait pas manqué de rappeler, il n’y avait pas quelques minutes.

D’ailleurs… Eri se retourna, cherchant Katerina des yeux. Elles étaient en mission ensemble, après tout. Si la jeune exploratrice était là, c’était parce qu’elle avait la possibilité d’intégrer les Brigades. Autant lui demander son avis, alors. Fallait-il embarquer le voleur et le ramener au QG ? Ça ne déplaisait pas à la cheffe d’escouade de se débarrasser de cette responsabilité.

A peine eût-elle ouvert la bouche pour poser la question à sa subalterne que le voleur poussa un hurlement. Couteau en main, il se jeta sur les deux femmes en uniforme.

La réaction de Katerina ne se fit pas attendre. Elle plaqua leur assaillant au sol et l’immobilisa sans mal. Il fallait l’avouer, Erika doutait qu’un membre des Brigades Spéciales serait capable d’en faire autant. Bien que son orgueil en prenne un coup, la soldate devait bien admettre que seule, elle se serait retrouvée elle-même en difficulté. Elle lésinait sur son entrainement militaire depuis qu’elle était arrivée dans le centre. En même temps, si un jour elle se levait avec la motivation d’aller faire un peu d’exercice, elle devrait s’y rendre seule ; trouver un camarade pour l’accompagner ne serait pas une mince affaire. En tout cas, elle ne pouvait pas gâcher une occasion pareille pour lancer une pique.

- Wow ! Tu gères Katerina ! Elle s’accroupie pour être à sa hauteur. Tu sais, je suis d’accord avec toi. Les soldats des Brigades Spéciales, y’en a pas un pour rattraper l’autre. C’est des gens comme toi qu’il nous faut !

Elle lui adressa un grand sourire. S’il y avait une certitude qu’elle avait acquise depuis le début de la mission, c’était que la jeune femme du Bataillon n’avait aucune envie de rejoindre les rangs des Licornes.

Toujours son fusil à la main, Eri entreprit de disperser la foule. Les gens regagnèrent leur activité préalable, certains en trainant les pieds et grognant que la distraction n’avait pas duré suffisamment longtemps. La cheffe d’escouade resta quelques instants à les observer s’éloigner, pensive. Malgré les récents évènements, entre la tuerie des rebelles et l’assassinat de Nail Dork, les gens considéraient encore qu’un affrontement entre deux personnes était distrayant ? Ou alors, toujours sous le coup de l’émotion, une simple dispute de quartier un jour de marché les aidait à se rappeler leur quotidien d’antan ? N’ayant pas de réponse à ses questions, la soldate choisit la deuxième option. Elle se tourna vers Katerina et poussa un profond soupir.

- Bon, on a plus qu’à ramener celui-là au QG.

De là où elles étaient parties donc. La poisse, comme si la mission n’était pas assez chiante comme ça, elles allaient devoir revenir en arrière et prendre du retard. Erika s’agenouilla pour menotter l’homme à terre.

- Allez, debout. On a pas que ça a foutre.

Cette fois-ci, le trajet se déroula en silence. L’homme n’opposait plus de résistance et ne chercha pas à s’échapper. Il avait eu son compte visiblement ; il ne prendrait sans doute pas le risque de se faire mettre à terre par une femme une seconde fois. N’ayant cette fois pas à faire un détour par la porte nord, le petit groupe parvint assez rapidement au quartier général. La cheffe d’escouade s’assura de la correcte prise en charge de leur malfrat puis ressortit avec Katerina. Le soleil déclinait, teintant doucement le ciel de couleurs chatoyantes.

- Bon. C’est pas tout, mais temps passe. Allons rendre visite à notre vénérable concitoyenne au quartier ouest. Histoire qu’elle ne meurt pas à force de nous attendre.

Katerina s’était mise à siffler. Erika coula discrètement un regard vers sa camarade. La dernière personne qu’elle avait entendu faire ça était le père de sa famille adoptive, quand il travaillait aux champs ou nourrissait ses moutons. Alors qu’à l’époque cela la rendait profondément indifférente, actuellement ce sifflement était agaçant plus qu’autre chose. Mais la jeune femme chassa son envie de râler d’un sourire moqueur.

- Finalement ça a l’air de bien s’amuser, hein ?

N’attendant pas d’autre réponse que le silence de la soldate du Bataillon d’Exploration, Eri accéléra le pas, fusil dans le dos et mains dans les poches, pour prendre la tête. Elle avait en tête l’adresse de la vieille dame chez qui elles devaient se rendre, en plus de bien connaitre le district à force d’y déambuler la journée quand elle n’avait pas envie de travailler. Elle essaya de se vider l’esprit en marchant, ou du moins de concentrer ses pensées sur ce qu’elle pourrait faire une fois libérée de cette mission. Rien de bien réjouissant, à vrai dire : elle n’avait pas fini sa paperasse de la matinée, sans compter le probable rapport qu’elle devrait rendre à la hiérarchie suite à cette escapade avec Katerina. Dans sa bulle, elle en oubliait presque cette dernière. Ce n’est qu’au dernier carrefour avant leur destination qu’elle daigna se tourner vers sa camarade, désignant la rue à leur gauche d’un signe de tête.

- C’est là.

Encore quelques mètres et Erika s’arrêta devant une petite maison biscornue, coincée entre deux autres. Elles s’étaient éloignées du centre-ville pour parvenir à l’un des quartiers périphériques du district, presque au pied du mur. A cette heure-ci de la journée, celui-ci plongeait les rues dans l’ombre. En voyant les deux soldates approchées, un chat sauta en miaulant du rebord d’une fenêtre décorée de petits cactus en pot. La cheffe d’escouade frappa à la porte. La propriétaire ne tarda pas à venir leur ouvrir. Visiblement, elles étaient attendues.

- Venez ! Entrez, entrez !

La maison était petite mais la décoration trahissait un niveau de vie plutôt aisé, caractéristique de Sina. La vieille dame, vivant apparemment seule, les invita à s’asseoir à sa table où un thé les attendait. A peine Erika s’était-elle assise, après avoir déposé son fusil contre un mur derrière elle, que leur hôte s’empressa de les inonder de paroles : et qu’elle était rassurée qu’elles viennent enfin, et qu’il se passait des choses graves, et que bientôt d’intégralité des Murs seraient de nouveau à feux et à sang, et bla bla bla. La jeune femme des Brigades Spéciales se saisit d’un instant de silence pour la couper dans son élan.

- Pouvez-vous nous décrire précisément ce que vous avez vu ? Ma collègue va prendre des notes.

Oups, elle avait peut-être oublié de lui demander son avis. Mais tant pis, trop tard, elles se devaient de rester professionnelles et faire comme si elles étaient parfaitement organisées. Erika croisa les bras et s’adossa au dossier de sa chaise en adoptant un air sérieux et concentré. En réalité, elle savait très bien qu’elles ne pourraient rien faire pour cette dame dans l’immédiat. Si son témoignage relevait des faits pertinents, il remonterait à la hiérarchie. Sinon, il se perdrait dans le reste de la paperasse reléguée au second plan.

Leur hôte débuta son récit. Bien vite, Erika se saisit de la tasse de thé posée face à elle et commença à siroter la boisson chaude, son regard alternant entre la dame et sa décoration murale. La cheffe d’escouade hochait la tête de manière régulière, presque mécanique, habituée à faire semblant d’écouter attentivement le baratin de ses supérieurs ou de civils se plaignant. De toute manière, les propos rapportés par la vieille femme n’avaient rien d’incroyables. Encore un témoignage qui finirait en dessous d’une pile de dossier, ignoré par tous. Ce n’était pas le premier de ce genre – et ce ne serait pas le dernier – depuis l’attaque des rebelles. L’armée avait a priori repris le contrôle, mais les gens restaient complètement paranoïaques.

Lorsque la civile commença à diverger au sujet de son chat, Erika reposa bruyamment sa tasse vide dans sa coupelle et se racla la gorge pour se créer une opportunité de prendre à son tour la parole.

- Merci infiniment pour votre témoignage. Je n’ai nul doute qu’il participera au renforcement de la sécurité de la ville. Dans l’immédiat, nous ne pouvons agir autrement qu’en transmettant ses informations à nos supérieurs. Mais soyez rassurée : nous ferons en sorte de multiplier les patrouilles militaires au plus vite afin de garantir la tranquillité du quartier.

Eri lui adressa un grand sourire et se leva. Cela aurait pu être amusant que la laisser parler encore un peu pour faire travailler Katerina, mais la jeune femme des Brigades en avait assez d’être ici. Alors, surtout, ne pas trainer avant que la vieille n’embraye sur ses douleurs articulaires ou sur comment elle avait confectionné ses rideaux en tissu arlequin. La dame remercia et salua les deux soldates, ce qui mit fin à leur entrevue. Une fois dehors, la cheffe d’escouade prit le temps de s’étirer de tout son long avant de se tourner vers sa collègue.

- Bouarf… Il est tard et j’ai la dalle. Ça te dit d’aller bouffer un truc ? C’est pas tous les jours que tu dois pouvoir manger à Sina ! Elle marqua une courte pause, puis ajouta en riant de manière décontractée : Ouais, enfin pas un resto de riches, hein, j’ai pas le salaire d’un général, et j’imagine que toi encore moins ! Mais y’a deux trois auberges pas trop mal dans le coin, ça vaut quand même le détour.

Quant au reste de leur mission – c’était quoi déjà ? – elles pourraient faire ça plus tard dans la soirée. Ou une autre fois.

Au moins, Katerina et Erika auraient été d’accord sur une chose : manger. La soldate des Brigades esquissa un sourire moqueur de façade lorsque son interlocutrice lui sous-entendit qu’elle connaissait bien la gastronomie de Sina de par ses origines familiales. A vrai dire, la cheffe d’escouade ne s’intéressait pas à la noblesse et ne savait pas quel était le rang des Volkov ; elle connaissait juste de nom ce haut-gradé de son corps d’armée. Mais effectivement, sa pique s’était adressée alors à la mauvaise personne, mais ce n’était que partie remise. Fallait dire que des nobles au Bataillon, ça courrait pas les rues. N’empêche, elle ignorait si sa camarade revenait souvent dans le centre des Murs, mais la nourriture d’ici devait bien lui manquer. Quand même. Au moins un peu.

Erika entra dans une auberge qu’elle connaissait plutôt bien. Quitte à passer une journée de merde, au moins elle s’assurait de manger convenablement. Les repas proposés par l’établissement étaient de bonne qualité sans être trop chers, et l’ambiance agréable. Il était fréquenté en majorité par des soldats et de commerçants, et elles risquaient peu d’être embêter par des ivrognes, du moins pas avant une bonne heure de la nuit. A priori. Sur le pas de porte, la jeune femme balaya la pièce du regard. Il était encore tôt, il y avait peu de monde : un couple gloussait ensemble en se lançant des regards langoureux dans le fond, un homme d’un certain âge échangeait avec le tenancier au comptoir, une chope devant lui, et un homme avec une veste arlequin sirotait un verre, seul, le regard dans le vide, un instrument de musique et un sac de voyage posé à côté de lui.

On leur indiqua une table pour deux à côté de la fenêtre. Eri demanda un verre d’alcool fruité pour commencer, puis plongea son nez dans la carte des menus. Elle hésita longtemps pour le style, mais elle avait déjà fait son choix avant même d’entrer : elle avait envie de pommes de terre sautées. On servit aux deux soldates leurs boissons respectives et elles purent commander leur plat dans la foulée. Aussitôt le serveur parti, Erika voulut engager la conversation : aussi désagréable son interlocutrice fut-elle, pas question de manger à la vue de tous dans un silence pesant de malaise et d’animosité. Mais dans ces cas-là, il fallait avouer que la cheffe d’escouade n’était pas du genre à vouloir échanger des banalités. Non, la seule manière de rendre la discussion un tant soit peu intéressante était de poursuivre ce que les deux jeunes femmes n’avaient cessé de faire depuis le début de leur mission : tenter d’avoir le dessus sur l’autre à coup d’ironie et de railleries bien placées. A condition, bien sûr, qu’Eri ait le dernier mot.

Mais Katerina ne l’entendait visiblement pas de cette oreille, car au moment où la soldate des Brigades ouvrit la bouche, elle se saisit de sa chope de bière et s’enfila pratiquement la moitié d’une traite. Erika la regarda faire, mi-amusée, mi-ébahie, les yeux écarquillés malgré elle et la bouche figée dans un éternel sourire moqueur. Elle souffla du nez lorsque sa collègue reposa sa bière et ne put s’empêcher de lâcher :

- Ah ouais, tu ferais p’tête une meilleure carrière à la Garnison, finalement. T’as une sacrée descente !

Erika recula son verre pour poser ses bras sur la table et puis son menton sur ses mains. Elle fixa Katerina quelques instants en silence, toujours le sourire aux lèvres. Cette histoire de Volkov lui revint à l’esprit.

- Le haut-gradé Volkov des Brigades c’est un proche à toi, j’imagine ? Comment tu t’es retrouvé dans le Bataillon avec tes origines ?

Pour une fois, il y avait une sincère curiosité derrière ses paroles. La cheffe d’escouade avait connu les bas-fonds de la capitale et s’était battue pour obtenir la vie stable et sécure qu’elle menait actuellement. Alors, elle ne comprenait pas comment quelqu’un qui ne manquait de rien pouvait tout plaquer pour offrir son cœur et sa vie à l’humanité, comme ils se plaisaient à le dire.

Pour une fois, Erika porta de l’intérêt à ce que lui racontait Katerina – c’est elle qui l’avait questionné, après tout. Elle l’écouta donc sans l’interrompre, et prit d’ailleurs son temps avant de lui répondre.

Ainsi donc sa famille semblait prendre sa place dans l’armée : dans la Garnison et surtout les Brigades Spéciales, apparemment. En entendant la manière dont sa camarade parlait de ces parents et du lien qui ne les unissaient visiblement pas, la cheffe d’escouade supposa qu’elle était la seule de sa lignée à avoir rejoint les rangs du Bataillon. Cela dit, tout cela voulait dire qu’Eri avait sans doute déjà dû avoir l’occasion de travailler ou échanger avec l’un de ces fameux cousins sans le savoir. Et vu comment elle respectait ses propres collègues et sa hiérarchie, c’était probablement déjà mort pour la promotion, rapport sur Katerina ou pas. De toute façon, ça ne l’intéressait pas : trop de responsabilités. La soldate des Explorateurs poursuivait en expliquant sa volonté de savoir à quoi ressemblait le territoire des titans.

- C’est joli, murmura Erika avec un sourire un peu triste. Sans doute était-elle sincère, mais elle se garda de souligner l’aspect enfantin qu’elle associait à ce rêve. Elle marqua une courte pause, se redressa puis s’adossa à sa chaise avant d’enchainer : Enfin, personnellement j’attendrais qu’on m’assure que le paysage vaut le coup d’œil avant d’aller y risquer ma vie. Pas envie de crever juste pour voir une prairie, enfin tu vois. Ceci dit, avec une famille comme la tienne, peut-être que moi aussi j’aurais voulu aller me suicider comme ça.

La soldate à la Licorne but quelques gorgées de son verre avant de répondre à la question que lui avait renvoyé son interlocutrice, à savoir pourquoi elle avait rejoint les Brigades Spéciales, en sous-entendant d’ailleurs que c’était pour le confort que cela apportait.

- Oui, se la couler douce, ça résume plutôt bien. Je cherche pas à m’en cacher, d’ailleurs. Ça sert à rien, cette réputation est bien trop connue de toute façon. J’ai le grade parfait pour éviter le sale boulot sans avoir trop de responsabilités. Bon, je suis d’accord avec toi, c’est tous des cons dans le milieu, et la paperasse c’est un peu chiant, mais en échange d’un salaire correct, de ne pas avoir à s’inquiéter des titans et d’avoir un toit et une assiette, je trouve que c’est pas si mal payé.

Erika s’arrêta là dans les explications de son choix de vie, interrompue par le service de leur repas – de plus, elle n’avait aucune envie de se justifier davantage auprès de Katerina quant aux raisons qui l’avaient poussée à vivre au centre des Murs. La soldate remercia vivement le serveur, ravie de pouvoir passer à table. Mais même avec son assiette garnie, l’idée de dîner en silence la barbait toujours autant.

- Bon du coup désolée, pour le coup cette mission ensemble c’est pas trop des paysages de rêve ! Mais si tu veux relativiser, dis-toi que c’est toujours une plus belle vue que celle de votre commandant.

La jeune femme goûta une première pomme de terre. Elle était dorée et légèrement croquante, à souhait, quoiqu’elle manquait un peu de sel.

Visiblement non-contente de s’être déjà enfilée une pinte de bière, Katerina demanda une bouteille de vin, qui rejoignit rapidement leur tablée. Erika haussa les sourcils mais se garda de toute réflexion. Du moins pour l’instant. Elle continua de manger silencieusement, en écoutant la soldate du Bataillon d’Exploration lui faire part de ses états d’âme. Lorsque sa cadette se servit son premier verre de vin, la cheffe d’escouade supposa qu’elle en avait terminé.

- C’est sûr que vous êtes dans une sacrée merde, souffla-t-elle sur le même ton que son interlocutrice. Cependant, il y avait une chose évoquée par la rousse qui l’avait chiffonné et sur laquelle elle voulait revenir. En poursuivit avec davantage d’aplomb : Mais, désolée, tu te trompes en pensant que je laisse les autres prendre des risques pour moi. En réalité, je m’en carre pas mal de vos expéditions et de ce qu’elles pourraient apporter à l’humanité. Si ça réussit, tant mieux pour vous, et si ça foire, je m’en tape, c’est votre problème. En fait, personne n’a jamais demandé à ce que vous alliez vous sacrifier, vous avez tous décidé de sortir des Murs de votre plein gré et en connaissance de cause. Et, honnêtement, je crois que la quasi-totalité de Sina pense la même chose. Ne nous faites pas porter le poids des responsabilités vous avez choisi de prendre juste parce que nous, on a décidé d’avoir une vie normale.

Pour une fois, Erika n’avait pas tenté d’être moqueuse ou condescendante. Elle avait exprimé son point de vue avec calme, sérieux et franchise. Il était vrai qu’elle ne se préoccupait pas vraiment des activités du Bataillon d’Exploration, et l’arrêt de ses expéditions ne lui avait fait ni chaud ni froid. Si quelqu’un désirait offrir son cœur à l’humanité de cette façon, au fond, cela lui était égal. Du moment que l’on ne jugeait pas ses propres décisions. Avant tout, si la jeune femme c’était adonné à taquiner Katerina tout au long de cette mission, c’était plus par complaisance de ses réactions explosives qu’à cause de son appartenance aux Explorateurs. Et la cheffe de Spéciale avait beau se comporter de manière désinvolte et railleuse, cela lui tenait à cœur que ses choix de vie ne soient pas remis en question.

La brune reprit son repas – elle n’avait pas pour projet de manger froid – mais ne put se retenir de scruter le visage de la soldate en face d’elle. Elle n’avait pas trop comment sa cadette allait régir à cela : depuis plusieurs minutes, il semblait qu’elle avait mis de côté son tempérament impertinent pour davantage de mélancolie. Discrètement – du moins, autant qu’il était possible d’être discret en se saisissant d’une bouteille posée au milieu de la table – Eri se servit à son tour du vin – disons qu’elle tenta de remplir son verre le plus naturellement possible, sachant que ce n’était pas elle qui avait commandé. Elle ne savait pas si Katerina était déterminée à la descendre entièrement, mais valait mieux l’y aider un peu. Car, si une partie d’Erika était curieuse de voir ce que pouvait donner une tornade de flammes éméchée, elle avait peu envie de devoir payer l’intégralité du repas car sa camarade n’était plus en état de trouver sa bourse.