Erika fit l’erreur de poser son regard sur un miroir, ce matin-là. Elle soupira silencieusement en apercevant son reflet, puis détourna les yeux. Elle était restée au Quartier Général des Brigades hier soir pour avancer dans une paperasse qui n’en finissait pas. Elle s’était ennuyée avec des papiers jusque tard dans la nuit puis avait fini par s’endormir sur son bureau. Au total, elle devait comptabiliser deux ou trois heures de sommeil. Et, pas de chance, elle avait une mission à accomplir ce matin : elle avait un important dossier à transmettre à la Garnison d’Utopia, au nord du Mur Rose. Cela concernant la récente rébellion et l’enquête qui lui était associée, ils ne valaient mieux pas pour de tels documents de passer par de tierces mains.

La cheffe d’escouade analysa rapidement la situation. Le soleil et le passage des premiers soldats matinaux l’ayant réveillée assez tôt, elle avait encore un petit peu de temps avant de devoir se mettre en route. Cela lui laissait le choix entre prendre une douche et aller manger un morceau ; elle savait qu’elle prendrait une éternité pour faire l’un ou l’autre. Son estomac gargouillait affreusement : la douche attendrait ce soir, c’était le petit-déjeuner qui l’emportait. Et puis bon, bien qu’elle n’ait pas l’air très fraiche, ça n’était pas un drame de ne pas se laver alors qu’elle allait passer les prochaines heures à voyager.

Eri paqueta ses affaires et sortit en prenant soin d’éviter les soldats qui embauchaient. Elle descendit dans le bourg par les ruelles, appréciant tout de même les doux rayons de soleil et la brise matinale. Elle s’arrêta dans une auberge qu’elle connaissait plutôt bien. Après avoir commandé un thé et des tartines grillées au miel, la jeune femme s’installa en terrasse. Elle soupira de nouveau. Elle était réveillée depuis moins d’une heure et était déjà tentée de faire une sieste. La perspective de monter à cheval ne l’enchantait guère, si bien qu’elle commença à réfléchir à la possibilité de rejoindre une caravane de marchands : elle pourrait trouver une petite place dans un chariot pour y dormir tout le trajet. À condition qu’elle retire son uniforme, sans quoi on lui demanderait à coup sûr de garantir la sécurité du convoi face aux brigands. Enfin, de toute manière, il y avait peu de chance pour que cela se fasse, la plupart des départs de marchandises se faisant dès l’aube.  

La brune étouffa un bâillement alors qu’on lui apportait son repas. Elle but une gorgée de thé et croqua dans une tartine. Vivement la fin de la journée.

Erika posa son coude sur la table pour soutenir sa tête de son poing. Elle regardait les gens passer dans la rue sans les voir. Elle avait l’habitude de manquer d’énergie, mais ce matin-là particulièrement, sa motivation était à son minimum ; si bien qu’elle eut une poignée de secondes de latence avant de remarquer que quelqu’un s’était assis en face d’elle. Comme s’il n’y avait pas assez de place ailleurs dans l’auberge à cette heure. Elle ouvrit la bouche pour soupirer bruyamment – elle avait même la flemme de râler avec des mots – lorsqu’elle reconnut Soé en plantant son regard dans le sien. Elle haussa les sourcils, l’air de dire « ah, c’est toi », mi-agacée mi-soulagée de le voir là. La jeune femme n’était pas très douée avec les interactions sociales de manière générale et se satisfaisait souvent de la solitude, notamment lorsque le manque de sommeil la rendait plus aigrie qu’elle ne l’était déjà. Mais en même, parmi toutes les personnes qu’elle aurait été susceptible de croiser en cette matinée, elle fut bien contente que cela soit le soldat brun. Au moins, avec lui, elle ne se prendrait pas la tête.

Soé lui fit une remarque sous-entendant qu’elle avait l’air fatigué. La cheffe d’escouade roula des yeux en lâchant un rire moqueur rempli d’autodérision.

- On change pas les bonnes habitudes, répondit-elle simplement.

Elle se laissa aller contre le dossier de sa chaise, une tartine à la main. Elle put ainsi davantage observer le jeune homme face à elle. Il avait l’air bien plus en forme qu’elle ne l’était, mais ça, le contraire l’aurait étonné. Il suffisait de connaitre sa réputation pour deviner qu’il était plutôt du genre dynamique. Ce qu’Eri remarqua enfin, c’est qu’il ne portait pas son uniforme : il ne semblait pas juste avoir retiré sa veste de soldat, il paraissait entièrement habillé en civil. La jeune femme termina sa tartine et s’essuya les mains dans sa serviette avant de briser le silence :

- Tu sèches aujourd’hui ?

Ironique, bien sûr, quand on sait que la cheffe d’escouade était la première à fuir ses responsabilités dès que l’occasion se présentait. Soé lui avait sans doute une bonne raison de ne pas être déjà au Quartier Général de la Police Militaire à recevoir ses tâches de la journée. Quoique, d’Erika savait bien que derrière son surnom de Chien des Brigades, il n’était pas si sage que ça.  

Erika reprit une tartine en attendant la réponse de Soé. Celui-ci ne tarda pas à prendre la parole, pour revenir dans un premier temps sur le manque de sommeil de la jeune femme. Il en profita pour glisser une remarque sous-entendant qu’il dormait profondément à sa place lorsqu’elle travaillait la nuit. La soldate ne répondit rien tout de suite et se contenta de réagir à sa moquerie par une grimace. Puis elle manqua de s’étouffer avec son pain en l’entendant déclarer être en permission. Ceci expliquait donc l’absence d’uniforme.

La cheffe d’escouade avala difficilement sa bouchée afin de pouvoir tousser à son aise. Elle aperçut à peine que l’on apporta son petit-déjeuner à Soé. Après quelques quintes de toux lui ayant dégagé les voies respiratoires, elle posa sa demie tartine et attrapa sa tasse de thé pour en boire une gorgée. Face à elle, son camarade semblait vivre une toute autre expérience gustative ; il semblait presque avoir oublié le monde autour de lui. Erika se remémora alors sa réaction à la vue du repas qu’on leur avait servi lors de leur mission de baby-sitting, puis comment il avait souhaité aller se servir dans la réserve du manoir une fois les enfants couchés. La jeune femme esquissa un sourire, un poil railleur, comme souvent. Elle connaissait sa faiblesse, à présent. Le jeune homme la ramena à la réalité en poursuivant la conversation, questionnant sa présence ici. La soldate poussa alors un profond soupire et posa cette fois son menton directement sur la table.

- La chance, c’est pas demain la veille qu’on m’accordera du repos. Elle tourna la tête et ce fut sa joue qui se retrouva au contact avec la surface en bois. Et pourtant… En bossant la nuit, je me retrouve à récupérer le jour, puis je suis obligée de rattraper la paperasse la nuit suivante. Et ainsi de suite, je m’en sors plus… Et là je me retrouve à devoir cavaler jusqu’à Utopia pour transmettre un dossier.

Ses bras ballants dans le vide sous la table, elle en profita pour effleurer du bout des doigts la sacoche contenant les précieux documents. Elle l’avait coincée entre sa jambe et le pied de sa chaise, de sorte à pouvoir toujours la sentir, mais deux précautions valaient mieux qu’une. Assurée de toujours détenir le bien, la jeune femme poussa un nouveau soupir et marmonna pour elle-même à voix basse : « J’aurais dû prendre le bateau… » Elle releva soudainement la tête et planta son regard dans celui de Soé.

- On échange nos journées et je te file mon dessert tous les jours de la semaine à venir, déclara-t-elle avec aplomb. Les fameux desserts militaires. Est-ce que le soldat aimait les pommes autant que le miel ? Enfin, sur un malentendu, ça pouvait passer. Erika était cheffe d’escouade, pour peu qu’il pense que son grade lui offrait le privilège de déguster de délicieuses pâtisseries à chaque repas, il y avait peut-être une chance. Elle se ferait probablement virée pour avoir délégué sa mission à une seconde classe, mais actuellement, elle donnerait n’importe quoi pour faire une sieste.

Honnêtement, en lançant cette proposition à Soé, Erika ne s’attendait pas à grand-chose. Qui accepterait de céder une journée de congé ? Et pourtant, le soldat ne se mit pas à rire à sa blague, comme elle aurait pu s’y attendre. Blague qui n’en était, au fond, pas complètement une du fait d’un infime espoir stupide. Il sourit tout de même, la regarda dans les yeux et fit évoluer sa proposition en demandant plutôt un mois de ces fameux desserts.

Dans un premier temps, la jeune femme écarquilla les yeux. Peut-être s’était-elle endormit sur la table, finalement, et son esprit l’avait emmené sur un terrain onirique particulièrement agréable. Puis l’idée d’une journée de sommeil fit naitre un immense sourire idiot sur son visage. Voilà, c’était fait : maintenant que la possibilité d’une journée de repos se présentait à elle, elle était tout simplement incapable de faire marche arrière.

- Ça marche, répondit-elle simplement, toujours avec son air béat.

Elle se pencha pour attraper son sac contenant le précieux dossier d’une main et, de l’autre, poussa son assiette plus loin sur la table afin d’y poser l’objet de sa mission. Le motif pour lequel elle, cheffe d’escouade, avait particulièrement été chargée de ce transfert effleura ses pensées, mais pas suffisamment pour la ramener à la raison.

- À remettre au Caporal Hartmann, en main propre. Je croise les doigts pour qu’il n’ait aucune idée de qui est censé lui apporter. On a déjà suffisamment donné niveau sanction ! Bon et si tu le perds en chemin, j’te dis pas, c’est foutu pour nous deux. Mais bon…

La soldate ne termina pas sa phrase et quitta des yeux son camarade pour laisser son regard se perdre un peu plus loin. Son expression faciale était toujours figée sur de l’exaltation, si bien qu’elle commença à planifier sa journée pour elle-même :

- Je crois que je vais commencer par prendre un bain… Ensuite, j’irai enfin dormir… Et puis, c’est tout, c’est mieux si c’est tout, je ferai des courses plus tard. Vaut mieux pas qu’on me croise en ville si je suis pas censée être là, haha…

Comme si la bulle de sa rêverie venait d’éclater, Erika attrapa sa tasse de thé pour en boire une gorgée. Elle tourna ses iris de nouveau vers Soé. Il était un peu étrange tout de même, songeait-elle – pas un seul instant elle n’imaginait qu’il avait d’autres plans en tête en acceptant son offre. Eri n’arrivait pas à se sentir gênée de lui confier une telle tâche alors qu’il avait eu l’air si satisfait en lui annonçant sa permission. Et puis elle avait cru l’entendre dire qu’aller à Utopia faisait partie de ses projets personnels de la journée…

Néanmoins, il faisait honneur à sa réputation de Chien des Brigades. Elle plissa légèrement les yeux, comme si cela lui permettait de savoir ce qu’il se passait dans l’esprit du jeune homme.  Acceptait-il réellement tout ce qu’on lui demandait ? Et surtout, pourquoi faisait-il cela ? Elle avait du mal à comprendre ce type de comportement : non seulement la soldate des Licornes ne vivait que pour elle-même, mais elle travaillait depuis plusieurs années au milieu d’opportunistes égoïstes et corrompus. Le brun se démarquait des autres. Etait-ce vraiment par altruisme ?

Poussée par un élan de curiosité, Erika décida de trouver sa limite. À partir de maintenant, elle lui demanderait autant de choses que nécessaire jusqu’à faire face à un refus.  

Soé lui souriait, ce qui était assez étrange pour quelqu’un qui venait de céder ce qui serait son seul jour de congé avant un bon moment. Enfin, allez savoir ce qui pouvait bien se passer dans sa tête. Erika fronça légèrement les sourcils en le voyant manger sa tartine à elle, mais ne dit rien. Ce ne furent que les paroles du jeune homme qui parvinrent à la sortir totalement de ses pensées. Visiblement, il sous-entendait qu’elle oubliait certaines conditions. Comment ça ? Même si elle n’en avait pas énoncé tous les tenants et les aboutissants en proposant cet échange – elle n’y avait pas réfléchi plus que ça, après tout – c’était clair dans sa tête : il bossait à sa place, et elle se reposait. Pourquoi donc aurait-elle sinon fait une telle proposition si ça n’était pas dans son intérêt ?

- Quoi, un échange ? Tu veux que je tienne ton programme de la journée à toi ? T’es en jour de repos, gars, tu veux faire quoi à part pioncer ? Pas la peine d’aller jusqu’à Utopia pour ça.

Le soldat avait évoqué leur dernière mission ensemble. La cheffe d’escouade n’était en effet pas prête à oublier cette punition qui pouvait se résumer en trois mots : enfants, jeu et urine. Eri réfléchit quelques instants, cherchant où il voulait en venir. Elle posa sa joue contre son poing, accoudée à la table. Elle ne le lâcha pas du regard, un léger sourire aux lèvres, comme lui-même le faisait avec elle depuis tout à l’heure. Puis un détail lui revint à l’esprit, et ce fut l’évidence : s’il était logique d’associer Erika à la sieste, pour Soé, c’était…

- Je me souviens, oui. Tu voulais aller piocher dans la réserve de bouffe après avoir mangé la moitié du buffet. C’est ça ? Tu comptais aller au meilleur restaurant du Mur Rose ? À une dégustation de pâtisserie ? Et donc c’est moi qui devrais « être servie » ?

Elle pouvait comprendre le trajet, alors. À la limite. Même si la nourriture de Sina avait quand même bien meilleure réputation. Et qu’il était encore plus étrange que Soé est cédé une journée qu’il aurait consacrée à bien manger. Ça n’était pas vraiment logique tout ça, mais en même temps, ça n’était pas la chose la plus étrange qu’Erika aurait vu ou entendu récemment. Et puis, honnêtement, tant qu’elle arrivait à une conclusion qui l’arrangeait elle. Dans tous les cas, Soé ne semblait pas se satisfaire du programme de sieste qu’elle avait évoqué. Mais la jeune femme n’avait pas l’intention de bouger. Plus maintenant. Et pour le faire comprendre, elle décala légèrement la conversation.

- Au passage, notre échange ne concerne que les desserts. Pas le petit déjeuner. C’est toi qui paye pour nous deux, du coup ?

Erika jeta un œil à l’intérieur de l’auberge, cherchant des yeux le gérant ou l’un de ces employés. Elle but sa dernière gorgée de thé. Maintenant que son repas était terminé et son dossier transmis, elle n’avait plus trop de raisons de s’attarder ici.

Soé ne sembla pas s’opposer au fait de devoir payer pour tous les deux. Certes, il ne se ruinerait pas pour un duo de petits-déjeuners, même ici à Sina, mais cela poussa Erika à penser qu’elle ne trouverait pas la limite altruiste du soldat du côté de la finance.

La jeune femme s’apprêta à se lever pour signaler leur départ – ou du moins le sien – mais son collègue la coupa dans son élan. Il lui expliqua que son programme de la journée, et donc celui qu’elle allait devoir tenir, était de rendre visite à sa mère. Dans un orphelinat. Rempli d’enfants donc. Eri le fixa quelques instants, sceptique. Elle garda le silence une poignée de secondes, les sourcils froncés, le temps de réaliser, et de laisser quelques images de leur soirée de punition lui revenir à l’esprit. Dans quel bourbier elle s’était encore mise – toute seule –  ?

Mais la cheffe d’escouade mit les enfants de côté pour le moment, souhaitant éclaircir une première chose :

- Qu’est-ce que tu veux que j'aille foutre chez ta mère ? Elle scruta Soé d’un regard dubitatif, s’imaginant débarquer à l’improviste chez la pauvre femme sans doute bien occupée. Je suis censée lui dire quoi ? « Erika, bonjour, votre fils devait vous rendre visite, mais il a préféré des pommes donc je viens à sa place » ?

Elle n’attendait pas vraiment de réponse de la part du jeune homme, trop concentrée à réfléchir à la situation. Elle pivota sur sa chaise, dévoilant son profil à Soé, et s’adonna à contempler le sol dans le voir. Enfermée dans sa bulle de pensées, la mâchoire dans le creux de sa main, son esprit bouillonnait. Elle n’avait aucune envie de se déplacer pour ça. Non seulement l’idée de rentrer dans l’intimité familiale de son camarade la rendait profondément mal à l’aise, mais en plus si elle devait de nouveau passer plusieurs heures d’affilées entourée de gamins…

Erika était à deux doigts de tout annuler. De dire qu’elle plaisantait, qu’elle était tout de même responsable et que lui était bien naïf d’avoir cru qu’elle lui confierait l’une de ses missions en cette période si troublée. Mais elle savait que Soé était loin d’être bête et qu’il n’en croirait pas un mot. Il la prendrait pour une dégonflée. C’était d’ailleurs sans doute déjà le cas suite à son refus d’aller se servir dans le garde-manger de la famille dont ils avaient gardé les enfants.

Et surtout, la jeune femme avait sa fierté, qu’elle manifestait généralement au travers de sa susceptibilité et sa mauvaise foi. Et puisqu’elle allait devoir aller à Utopia dans tous les cas, elle ne voulait pas voyager aux côtés de Soé dans une atmosphère de malaise, voire de tension.

- Y’a combien de gosses ? Grommela-t-elle.

Elle n’était pas sûre de vouloir savoir la réponse, à vrai dire. La cheffe d’escouade finit par se lever et poussa sa chaise pour la ranger, prenant soin de ne pas recroiser le regard de son collège de Licornes.

- Bon, faut que je prépare mon cheval. Elle n'avait pas su tenir sa langue et son plan s'était retourné contre elle. Elle était de mauvaise humeur, maintenant – pour changer.

C’est une belle journée qui commence. Clairement pas, non. Et elle était bien partie pour finir de la même façon. S’il était resté des tartines de brioche, Erika les aurait enfoncées dans la bouche du brun pour mettre un terme à son ton enjoué et clairement moqueur. Elle dut se contenter de lui lancer un regard glacial qui signifiait globalement la même chose. Les mains dans les poches, la jeune femme se dirigea d’un pas rapide vers les écuries de l’armée. Non pas qu’elle était pressée, mais l’agacement la faisait naturellement accélérer le pas.

Sur place, elle fit en sorte d’ignorer Soé pour se mettre dans sa bulle le temps de préparer sa monture. La soldate n’aimait pas particulièrement les animaux, mais les quelques temps vécus à la ferme lui avaient appris l’importance de prendre soin des bêtes, notamment celles qui passent leur vie au service des humains. Elle s’assura donc que son cheval avait été nourri et abreuvé, puis le pansa soigneusement. Elle faillit presque s’endormir lorsqu’elle posa quelques instants son front contre l’épaule de l’animal, finit par soupirer lourdement avant de le seller, n’accordant aucune importance au fait que son camarade puisse l’attendre.

Bride en main, Eri sortit des écuries et se mit en selle d’un mouvement souple et maîtrisé. Elle n’avait pas non plus un talent particulier pour l’équitation, mais le contact avec des chevaux dans les années précédant son entraînement militaire lui avait donné une avance confortable dans le domaine par rapport à d’autres recrues. Cela avait au moins eu le mérite de lui accorder des points en faveur de son admission dans les Brigades Spéciales, bien qu’à présent les occasions de voyager à cheval se faisaient plus rares.

Les deux soldats sortirent de la ville au pas et surtout en silence, au plus grand plaisir d’Erika. Enfin, si le terme « plaisir » était adéquat ; sa bulle de paix avait évidemment éclaté dès sa sortie des écuries au profit de sa mauvaise humeur. Et cette dernière ne fit que grimper en flèche lorsque Soé relança la conversation en parlant du fameux orphelinat de sa mère. La cheffe d’escouade avait fait sorte de faire passer son cheval devant le sien pour ne pas avoir à échanger avec lui de quelque manière qu’il soit, mais elle aurait dû se douter qu’il ne la laisserait pas tranquille pour autant.

- Je vois. Répondit-elle froidement, espérant couper court à la discussion. Elle n’avait aucune envie qu’il lui raconte sa vie. Elle n’était pas douée pour écouter ce genre de choses, encore moins pour y réagir. Cela lui donnait l’impression de franchir une barrière d’intimité qu’elle tentait tant bien que de mal de préserver au quotidien. Et surtout, elle n’avait pas envie de devoir parler de son propre passé en échange. Mais, toute contradictoire qu’elle était, Erika ne put s’empêcher d’ajouter quelques mots, préférant sans doute rester dans le registre de l’agacement plutôt que du malaise :

- Peut-être qu’elle cherchait un autre enfant pour te remplacer.

La soldate s’entêta à éviter son regard. Elle garda les yeux fixés sur l’horizon, même si elle mourrait d’envie de faire demi-tour tant que la ville était encore proche. Bientôt, ce ne serait que la campagne à perte de vue ponctuée de petits villages. Bordel, que les prochains jours allaient être longs.

Soé annonça finalement qu’il risquait d’y avoir une dizaine d’enfants. Cette information ne participa aucunement à remonter le moral d’Erika. Ses épaules s’affaissèrent d’autant plus tandis qu’elle jeta un regard désespéré au ciel. Elle les entendait presque déjà brailler en courant partout dans la maison. Quel genre de femme pouvait donc bien être la mère du soldat pour délibérément choisir de passer la journée à trouver comment occuper dix gosses ? Même si bon, la cheffe d’escouade commençait à comprendre d’où venait le caractère serviable et généreux de son camarade. Cependant, elle n’osait même pas imaginer l’organisation pour nourrir, laver et coucher tout ce petit monde.

- J’espère qu’ils se pissent pas dessus, marmonna-t-elle pour elle-même. Ils avaient assez donné lors de leur baby-sitting à Sina.

La jeune femme espéra que la conversation s’arrête là. Mais on lui donna tort une nouvelle fois, et de la pire des manières. La question de Soé coulait pourtant de source, il aurait été même curieux qu’il ne la pose pas. Eri crispa légèrement ses mains sur ses rênes. Elle se força à ne rien laisser paraître, et même si elle tournait le dos au brun, elle fit en sorte que son visage reste impassible.

Elle ne pouvait pas ne pas lui répondre. Tout comme elle refusait d’évoquer quoique ce soit de son passé avec lui. Heureusement, elle n’avait pas besoin de mentir. Juste aller à l’essentiel, omettre les détails et trouver un moyen de naturellement changer de sujet. Cela éviterait au moins qu’il se pose des questions.

- Oui. Un frère. Deux sœurs.

Voilà. Ce n’était pas un mensonge, sa famille adoptive lui avait suffisamment répété qu’elle faisait partie des leurs. Et bien qu’elle ne se soit jamais totalement sentie à l’aise avec ça, elle avait fini pas accepter cette idée. Et en réalité, ça l’arrangeait plutôt de pouvoir les utiliser comme échappatoire.

Ceci dit, Erika n’avait plus qu’à faire dévier la conversation. De toute façon, ça y est, elle en avait marre de faire la tête. Puisque rien de ce qu’elle exprimait n’était réellement sincère, elle s’ennuyait vite de rester dans la même humeur trop longtemps.

- Ah ! Des cerises !

La soldate fit quitter le chemin à son cheval et le mena vers la gauche sur quelques mètres. Un arbre de bonne envergure laissait tomber ses plus basses branches à hauteur d’homme. Debout, Erika aurait dû se mettre sur la pointe des pieds, mais depuis sa monture, elle n’avait qu’à tendre la main pour attraper une paire de fruits bien rouges. Elle les goba aussitôt. La chair était juteuse et sucrée. Parfait. Elle aimait tellement ça. Elle entreprit donc d’en remplir ses poches de veste avec enthousiasme – c’est sans doute là qu’elles seraient le moins abîmées. Grignoter ferait passer le temps. Du moins un peu, car les cerises, avec Eri, ça ne faisait pas long feu. Pour le coup, aucune chance qu’elle n’en partage avec Soé, il allait devoir faire sa propre cueillette.