Cela faisait une semaine qu’Erika se trouvait dans cet univers rose bonbon inconnu. Une semaine, en admettant qu’il s’agisse bien de la réalité. Au début, cela ressemblait en tous points à un rêve : un changement de décor brutal, sans explications aucunes, des couleurs en veux-tu en voilà et un monde aux règles et aux lois sans queue ni tête. Sauf qu’un rêve, de manière générale, on n’en prend conscience que lorsqu’on se réveille. Et depuis le début, la jeune femme avait toute sa tête. Si jamais tout cela avait été dû à une quelconque substance hallucinogène, cela aurait fait un moment que les effets se seraient dissipés. Et puis, la soldate n’était pas seule. Un membre du Bataillon d’Exploration, Arndt Kandle, s’était lui aussi retrouvé ici sans savoir pourquoi ni comment. Eri ne l’avait jamais vu auparavant, ce qui confirmait qu’elle n’était pas en train de rêver.

Ils s’étaient rapidement rendu compte que dans cet univers, tout, absolument tout, était réglé par le jeu. Tous paris étaient autorisés, dans la mesure où les mises étaient égales. C’était plutôt perturbant, comme manière de faire, mais quand on n’a pas l’agent pour se nourrir ou se loger, c’était plutôt pratique. Quoique, Erika avait failli perdre deux fois sa veste d’uniforme de cette façon ; la population locale avait l’air à la fois intriguée et intéressée par ce style vestimentaire. Encore heureux que les Brigades Spéciales n’est pas à porter leur équipement tridimensionnel quotidiennement.
La jeune femme n’était pas spécialement douée aux jeux mais elle se débrouillait. Son principal handicap était sans doute le fait qu’elle détestât perdre. Elle avait l’occasion de temps à autre de jouer aux cartes ou encore aux échecs avec des collèges – ils avaient du temps, ce n’était pas comme si le régime avait été renversé par une bande de rebelles. Malheureusement, les jeux n’étaient pas si variés que ça à l’intérieur des Murs.

Arndt et Erika s’étaient mis d’accord sur le fait de chercher un moyen de retourner chez eux. C’était assez étrange d’ailleurs : malgré tout ce qu’endurait l’humanité à cause des titans et de la révolution, la soldate voulait rentrer. Les deux jeunes gens s’étaient donc mis en quête d’un quelconque chemin du retour, ou ne serait-ce qu’une explication de leur présence ici. Mais, évidemment, aucune information n’était divulguée gratuitement.

C’était donc une fois de plus qu’ils avaient défié un aubergiste qui, d’après un précédent informateur, voyait beaucoup de visages différents s’arrêter dans son établissement et aimait échanger des toutes sortes de ragots. L’homme proposa un banal jeu de dames au duo. Erika jeta un coup d’œil à Arndt : pas sûr que le bonhomme accepte de jouer à deux contre un.

- Tu veux t’y coller ?

Erika se laissa tomber sur une chaise à la suite d’Arndt. Elle se plaça entre les deux hommes de manière à pouvoir observer le jeu. L’aubergiste plaça tranquillement chacun des pions sur le plateau. Il paraissait confiant.

- Donc si j’ai bien compris, vous désirez des informations traitant de l’existence de plusieurs mondes et sur la possibilité de voyager entre ceux-ci.

Eri hocha la tête sans un mot. Après réflexion, il avait paru judicieux aux deux soldats de ne pas crier sur les toits qu’ils venaient d’un autre univers. Ils n’avaient à priori choqué personne jusque-là en évoquant d’éventuelles dimensions parallèles, mais sait-on jamais ; ils en savaient tellement peu sur l’endroit où ils avaient atterri.

- C’n’est pas n’importe quoi ce que vous me demandez ! Si je gagne, eh bien… disons que vous travaillerez pour moi gratuitement pendant trois jours. Tous les deux. Et j’accepte de vous nourrir et de vous héberger. Ça vous parait équitable ?
- On s’en fout, on n’a pas le temps de débattre pour ça. Croyez-moi qu’vous allez nous les donner, ces infos.

La jeune femme interpella un serveur et commanda un cocktail plutôt répandu dans le coin : le goût était un peu étrange, mais pas mauvais. La partie commença. L’aubergiste laissa la main à Arndt, et les coups s’enchainèrent rapidement en ce début de jeu. Les règles étaient simples – supprimer les pions adverses – et il était grandement possible de gagner sans avoir à élaborer une stratégie complexe. Eri se fit servir sa boisson qu’elle entreprit de siroter tranquillement à l’aide d’une paille – drôle d’invention, au passage. Elle faisait confiance à son camarade pour remporter la partie. Certes, elle le connaissait peu et n’avait pas forcément une très grande estime pour les soldats du Bataillon d’Exploration ; mais avait-elle vraiment le choix ? Ils n’avaient pas de temps à perdre, leur absence ne passerait sans doute pas inaperçu, chez eux. La soldate ne préférait même pas imaginer le fait qu’ils puissent perdre et rester trois jours à croupir dans cette auberge.

Erika garda son calme durant toute la partie. En même temps, elle n’eut ni le temps de stresser ni même de s’énerver. Arndt semblait maitriser la situation ; elle put donc contempler avec plaisir l’expression de l’aubergiste se décomposer. En une quinzaine de minutes, il fut bien forcé d’admettre sa défaite. La jeune femme termina son verre d’une traite et lui lança un regard narquois. Bien qu’elle n’ait pas participé à cette victoire, elle n’était pas peu fière. Le soldat du Bataillon d’Exploration ne perdit pas de temps et réclama de suite les informations demandées. Leur interlocuteur poussa un profond soupir et commença à ranger les pions dans le coffret.

- Il y a toutes sortes de rumeurs qui circulent ici, plus ou moins vraisemblables. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un ayant déjà voyagé d’un monde à l’autre, mais ça ne m’étonnerait pas plus que ça que ce soit possible. Bon, j’ai tout de même un truc qui devrait vous intéresser ! Un grand tournoi va avoir lieu très prochainement. Le gagnant verra son vœu exaucé par Tet, notre divinité. Il doit rester quelques jours pour s’inscrire. Pour ça il faut se rendre à la capitale. A vous de voir si ça vaut le coup, il risque d’y avoir une sacrée concurrence…

Erika se leva avant même qu’il ait terminé sa phrase. Par tournoi, elle devina qu’il s’agissait là encore de jeux. Peu importe, c’était ainsi que fonctionnait ce monde, ils devaient s’y plier. N'empêche, elle en viendrait presque à regretter les bons vieux règlements de compte à coups de poings entre ivrognes.

- Merci vieux, c’est exactement ce qu’il nous fallait. Dommage qu’il faille devoir parier à tout va pour en arriver là. J’imagine que tu participes toi-même et que tu veux éviter des concurrents supplémentaires ?  M’enfin bref…

La soldate sortit quelques pièces qu’elle déposa sur la table pour payer sa boisson. Puis elle se tourna vers Arndt.

- Bon, comment on s’organise ? Il vaut mieux s’inscrire le plus vite possible. Après, on devrait avoir un peu de temps pour décider d’une stratégie. J’espère que les participations en groupe sont autorisées…

Erika approuva l’idée d’Arndt et le suivit sans un mot. Les marchands possédaient généralement de multiples connaissances et voyageaient beaucoup : en rencontrer ne serait que bénéfique. La ville n’étant pas très grande, ils arrivèrent rapidement au point de rencontrer des commerçants. Avec l’auberge, cela devait être l’endroit le plus vivant de la bourgade. Sans hésiter, les deux soldats entrèrent dans le bâtiment et se dirigèrent vers ce qui semblait être un point d’informations. La jeune femme laissa son collègue intervenir et se contenta d’écouter l’échange avec l’homme derrière le guichet. Le duo se retrouva en possession d’un document correspondant à leurs attentes. Un certain Gilberth Sarft partait le lendemain matin à l’aube pour la capitale. Eri ne connaissait rien à la géographie du pays, le nom des villes traversées ne lui disait rien, mais il était indiqué que le trajet était direct. C’était une occasion à ne pas manquer. Les deux soldats échangèrent un regard et se dirigèrent vers les logements.

Après avoir erré quelques minutes dans les couloirs, ils parvinrent à la chambre 202. La jeune femme frappa à la porte. Cette dernière mit un petit moment à s’ouvrir, si bien qu’elle crût au départ qu’il n’y avait personne. L’homme d’une cinquantaine d’années qui apparut dans l’embrasure paraissait fatigué, mal soigné et empestait le tabac.

- Qu’est-ce vous faîtes là, les mioches ? Vous êtes perdus ?

Bon, il allait falloir rester calme face à tant de politesse. Erika planta son regard dans celui du marchand et lui adressa un grand sourire.

- Bonjour. Nous sommes deux humbles voyageurs. Nous avons besoin de nous rendre rapidement à la capitale et nous avons appris que vous faisiez le voyage demain. Nous sollicitons donc votre générosité afin de faire le trajet en votre compagnie.

L’homme la fixa sans réaction. Eri ne broncha pas, toujours souriante.

- Bah, j’peux p’tête vous caser dans l’chariot. Vous avez d’quoi payer ?

La soldate se retint de pousser un soupir de soulagement. Il leur demandait de payer. Ce n’est pas qu’elle voulait se débarrasser du peu d’économies qu’ils possédaient, non, mais au moins ils n’auraient pas à participer à un énième stupide jeu.

- Pas de problème avec ça ! Si vous nous faites un bon prix on peut même vous aider à charger et décharger vos marchandises si vous le souhaitez.

L’homme les observa l’un après l’autre de la tête aux pieds. Il poussa un grognement et esquissa une sorte de rictus.

- Si ça vous chante. Disons plutôt que j’aviserai du prix selon votre efficacité. Rendez-vous demain à l’aube sur la place. Soyez à l’heure, j’vous attendrai pas. Et pour votre bouffe vous vous démerdez.

Sans attendre une réponse, il ferma la porte. Les deux soldats regagnèrent l’extérieur du bâtiment. La journée était déjà bien avancée, il allait falloir trouver où se restaurer et où passer la nuit.

La nuit fut peu reposante. Erika avait l’habitude des insomnies, mais la situation des derniers jours n’avaient rien arrangé. Au matin, Arndt avait l’air fatigué, lui aussi. Peu importe, après un rapide encas, ils se mirent au travail, en silence. Il faisait frais, mais ce n’était pas plus mal, car le chargement du marchand était plutôt lourd. La jeune femme s’assit avec soulagement dans le chariot : le travail manuel n’était pas vraiment son truc.
Le voyage était long, trop long. Personne n’échangeait un mot. Erika n’avait pas vraiment envie de discuter, mais, au bout de plusieurs heures, ce silence se faisait pesant. Le paysage avait beau être surnaturel, cela restait du paysage. Malgré leurs couleurs étonnantes, les champs restaient profondément ennuyant à regarder défiler. Ils firent une pause déjeuner environ à la moitié du trajet, sans s’attarder. Une fois repartis en début d’après-midi, Eri parvint à s’endormir, les rayons du soleil chauffant agréablement son visage.

Lorsqu’elle se réveilla, la ville était en vue. La Capitale était à l’image du reste de la région : colorée bien plus qu’il ne le fallait. Les deux soldats furent déposés à l’entrée de la cité. Arndt proposa d’en finir rapidement. Erika acquiesça et ils se mirent en route. Le palais, lieu de l’inscription, était situé au centre de la ville. Son imposante architecture le rendait visible de là où ils se trouvaient, ce qui n’était pas plus mal.
Le duo emprunta la rue principale qui, à cette heure-ci, était très animée. Avec le concours, les marchands et les commerçants en profitaient pour faire des affaires. Espérons qu’ils trouvent une place dans un hôtel. Plus ils approchaient du centre, plus il y avait de monde. Arrivés aux portes du palais, il ne fut pas difficile de trouver où il fallait s’adresser pour s’inscrire. Un troupeau de personnes était rassemblé autour d’une sorte de stand. La plupart des gens ne semblaient être là que pour l’évènement et pour voir la tête des participants. Erika et Arndt s’approchèrent et, d’un commun accord, se raccordèrent à la file d’attente. Cela promettait d’être long. A tous les coups, le temps qu’ils arrivent au bout, la nuit serait tombée et les inscriptions fermées pour la journée. Sans compter qu’ils ne savaient pas où dormir cette nuit. Eri jeta un regard agacé autour d’elle : déjà qu’ils avaient passé la journée à voyager, voilà que sa patience était de nouveau mise à l’épreuve. Alors qu’ils n’avaient fait que quelques pas en dix minutes, la jeune femme se tourna vers son camarade.

- Bon, comment on s’organise ? Qu’est-ce qui est le plus judicieux : s’inscrire en équipe ou individuellement ?

Ils avaient peut-être plus de probabilités d’aller loin en restant ensemble, mais ils ignoraient si les équipes étaient acceptées. D’un autre point de vue, se séparer pouvait également augmenter les chances de réussir, dans la mesure où si l’un se retrouvait dans une impasse, ils pouvaient toujours compter sur la deuxième candidature.

Arndt fit judicieusement remarquer que s’ils se séparaient, ils risquaient de ne pas pouvoir bénéficier ensemble de la récompense. Le gros point noir était effectivement qu’ils n’avaient aucune idée du règlement du concours. Ce n’était que des rumeurs et diverses informations récupérées aux jeux qui les avaient menés jusqu’ici. On pouvait donc imaginer que des joueurs associés s’inscrivant indépendamment pour multiplier leur chance de gagner était considéré comme de la triche. D’un autre côté, rien ne garantissait que l’inscription en groupe ne soit autorisée. Dans le cas contraire, si le gagnant devait être seul unique, cela allait poser problème.

- Bon. Erika haussa les épaules, les bras croisés. On tente de s’inscrire en groupe. Si ça ne fonctionne pas, on a pas le choix, on y va individuellement. Dans le pire des cas, si on nous oblige à en laisser un derrière, et bien… Rien à foutre. On se casse d’ici que ça leur plaise ou non. Une fois rentrés chez nous, on aura aucun compte à rendre. Et puis, la récompense est quand même de se faire exaucer n’importe quel vœu par une divinité, ils ne peuvent pas nous refuser ça.

Le temps passait mais ils ne voyaient toujours pas la fin de la queue. La patience était loin d’être la plus grande qualité d’Eri. Après petite série d’étirements pour réveiller son corps endolori par le voyage et l’attente, elle entreprit de compter le nombre de personnes qui abandonnait. Malheureusement, le compte n’augmentait pas aussi vite qu’elle l’aurait voulu. Sans doute soucieux de faire passer le temps, Arndt mit en avant l’ironique de la situation : ils étaient arrivés dans un monde coloré, avec certes des coutumes étranges mais sans conflits majeurs et pourtant leur seul objectif était de rentrer dans l’enfer dans lequel ils vivaient.

La jeune femme garda le silence. Après tout, peut-être étaient-ils en train de passer à côté d’une chance qui ne se représentait sans doute jamais : celle de fuir définitivement les titans. Ou même, il était même imaginable que ce monde possède une arme dont ils n’avaient pas idée et qui pourrait les sauver de la menace qui planait sur les murs depuis si longtemps. Les suppositions étaient infinies… Soudain, Erika se demanda si quelqu’un avait remarqué son absence et s’inquiétait pour elle.

- Bah… Au moins là-bas on a une raison de vivre… Marmonna-t-elle sans conviction. Quelque chose à défendre. Gagner mon pain en jouant aux échecs, non merci.

Pouvait-elle se permettre de dire cela à membre du Bataillon d’Exploration, elle, la planquée des Brigades Spéciales ? Perdue dans ses pensées, les yeux rivés au sol, la jeune femme finit par se faire bousculer par un homme derrière qui voulait avancer. Deux pas plus loin, Arndt tentait de voir la fin de la file. Bonne nouvelle : ils apercevaient à présent le stand où se déroulaient les inscriptions.

Les deux camarades durent attendre une bonne heure encore avant d’y parvenir, notamment à cause d’une violente dispute qui avait éclaté un peu plus loin devant eux. Visiblement, un homme avait essayé d’en doubler un autre. Fort heureusement, une intervention de la milice avait mis fin aux éclats de voix et les personnes impliquées avaient dû sortir de la queue, l’un le nez en sang et l’autre l’œil enflé. Puis, Erika et Arndt avaient enfin pu se présenter au stand. Ce dernier n’était d’une simple table autour de laquelle étaient collées plusieurs affiches vantant la compétition et sa récompense. L’une d’entre indiquait la date du début du tournoi, dans six jours. La soldate n’y alla pas par quatre chemins :

- On est deux.

L’homme face à eux haussa un sourcil et leur tandis une feuille et un crayon.

- Inscrivez vos noms et prénoms. Sa voix lasse trahissait son ennui. Sans doute répétait-il la même chose depuis le matin.

Erika s’empara du crayon et s’exécuta. Puis, ils purent enfin sortir de la file d’attente et s’éloigner de la foule. Le soleil se couchait et la lumière commençait à décliner.

- C’est vraiment n’importe quoi ce pays. Bref, trouvons un endroit où dormir.

Quand Arndt proposa une auberge en toute simplicité, Erika acquiesça. Elle n’avait pas envie de casser la tête. L’intérieur n’avait pas l’air trop miteux, ni fréquenté par des ivrognes. Son compagnon fit remarquer que l’ambiance lui rappelait les soirées festives entre soldats, chez eux, entre les Murs. Mais il semblait sous-entendre que cela se faisait rare chez le Bataillon d’Exploration. La jeune femme haussa les épaules ; chez les Spéciales, il n’y avait pas spécialement besoin d’une raison pour boire un coup joyeusement. A n’importe quelle heure de la journée, d’ailleurs.

Le jeune homme prit les devant et demanda au comptoir s’ils avaient de la place de disponible. Ils avaient de la chance, malgré l’effervescence de la ville, l’établissement n’était pas encore complet. Erika suggéra qu’ils ne prennent qu’une seule chambre avec des lits séparés. Ainsi, ils pourraient économiser et utiliser le reste de leurs économies pour autre chose. Ce n’était pas le moment de faire la fine bouche, bien qu’à titre personnel, cela importait peu la soldate de partager sa chambre avec un camarade masculin. De toute manière la salle de bain était à part.

Durant les six jours qui les séparaient du début du tournoi, les deux voyageurs purent se reposer, visiter la ville, et surtout glaner des informations sur ce à quoi ils s’apprêtaient à participer. Cela leur coûta plusieurs défis et jeux plus ou moins intéressants et même s’ils arrivaient à s’en sortir dans la majorité des cas, le duo essuya quelques défaites dont ils se seraient bien passé. Heureusement, le coût pour obtenir des informations n’était souvent pas trop élevé, mais Erika dut tout de même céder un écusson des Brigades que le type en face avait trouvé « bien stylé ». Une autre fois, ils s’étaient retrouvés contraint d’offrir le déjeuner à une bonne femme pour avoir perdu à une histoire de cailloux, de feuilles et de ciseaux. Néanmoins, elle n’était pas bien méchante et leur avait quand même expliqué au cours du repas le déroulement du tournoi. Les joueurs qui s’affronteront seront tirés au sort, de même que le jeu auquel ils devront s’affronter. Le perdant était éliminé. Eri en frissonna, mais en même, vu le nombre de concurrent, ils n’avaient pas le choix de rapidement éclaircir les rangs. Bon, au moins, cette semaine leur aura permis de s’entrainer un peu. Par rapport aux gens qui vivaient ici et qui jouaient sans doute depuis leur enfance, les deux soldats partaient avec un sacré désavantage.

Plus les jours passaient, plus Erika songeait qu’il leur faudrait peut-être un plan B.

Mais le matin du premier jour du tournoi, elle s’autorisa à penser que c’était peut-être bientôt la fin de leur périple. Enfin, bientôt, tout est relatif, la compétition allait sans doute être longue, vu le nombre de participants.

Néanmoins, l’évènement semblait plutôt bien organisé. Arndt et Eri arrivèrent tôt et ne mirent pas trop longtemps avant de trouver l’endroit où se déroulerait leur premier jeu. Leur adversaire était déjà là. Ce dernier afficha un rictus en voyant entrer le duo : il était grand, barbu, habillé en cuir et surtout très baraqué. Bon, avec un peu de chance, ce serait un de ces gars « tout dans les muscles, rien dans le cerveau ». Sa recherche de domination ne plut pas trop à Erika ; elle planta son regard dans le sien et, avec une certaine assurance, elle tira un morceau de papier dans la boîte tenue par la vieille dame qui vraisemblablement jouait le rôle d’arbitre.

- Une bataille de cartes.

Les cartes furent distribuées et la partie ne tarda pas à débuter. Malheureusement, le quotient intellectuel de leur adversaire n’aurait aucune influence sur le jeu, puisque ce dernier était basé uniquement sur de la chance.

Ce fut Arndt qui joua et, à ses côtés, Erika se surprit à se ronger un ongle tandis que les cartes se retournaient une à une. Hors de question de rester plus longtemps dans ce monde rose bonbon. La jeune femme comptait chaque manche gagnée, soupira de soulagement lorsque son camarade remporta une bataille mettant en jeu les deux As de Cœur. Mais la soldate ne se détendit qu’un court instant ; il suffit que l’homme qu’ils affrontaient les caractérise de « tourtereaux » pour remettre ses nerfs à cran. Elle lui décocha un regard assassin, mais il ne sembla pas le remarquer.

La partie continuait dans le silence et la concentration. Arndt perdit trois cartes de suite alors qu’il avait de l’avance. Toujours aussi nerveuse, Eri se mordit la lèvre et détourna les yeux. Tiens, elle n’avait pas vraiment fait attention aux gens qui étaient venus assister au jeu. Quel intérêt ? Ils ne devaient rien voir, de là où ils étaient. Elle continua de promener son regard autour de la pièce, puis remarqua de drôles de rectangles dont l’image affichée dessus semblait bouger. Elle mit quelques minutes avant de comprendre que c’était eux sur l’image. C’était donc grâce à cette technologie avancée que le public pouvait suivre la partie.

Erika reporta son attention sur le jeu en cours. Les paquets de cartes étaient pratiquement tous épuisés. Arndt en gagna deux, l’adversaire remporta la suivante. Juste avant le dernier duel, l’arbitre annonça une égalité. Bien-sûr, sinon c’était pas drôle. Le cœur de la jeune femme était au bord de l’explosion. Son camarade d’infortune retourna un Roi de Trèfle. Le gars d’en face un As de Cœur.

Eri ouvrit la bouche, mais aucun son ne sortit. Ses bras retombèrent mollement le long de son corps. Adieu, après-midis à somnoler au soleil devant la fenêtre son bureau, re-bonjour le monde rose-bonbon. La jeune femme ne réagit pas vraiment lorsqu’Arndt se mit à rire. Rire nerveux sans doute. Puis il l’interpella.

- Hein ?

Quelque chose n’allait pas, qu’il semblait dire. Ah ça oui, ça n’allait pas du tout : elle était en train de rêver de titans et de rebelles assoiffés de sang. Si elle avait vu quelque chose ? Euh…

La soldate fit un effort pour reconnecter deux neurones. Elle garda le silence un moment, les yeux fixés sur les deux cartes posées sur la table. Un As de Cœur. Elle empoigna alors le paquet remporté par Arndt. Elle les fit défiler un par un les cartons rouges ou noirs et lâcha successivement sur la table les deux gagnés lors de la bataille. Les deux As de Cœur. Impossible qu’un troisième puisse sortir : il n’y avait que deux jeux de cartes. Eri se tourna vers l’arbitre.

- Il devait l’avoir caché dans sa manche.
- En effet. La vieille dame acquiesça. Et la loi déclare que tout tricheur démasqué est déclaré perdant.

L’homme tenta de se justifier et balbutiant des « je ne comprends pas… » et autres excuses bidons, tandis que les quelques spectateurs discutaient de la partie avec animation. La grand-mère félicita le duo et leur expliqua que la partie suivante n’aurait lieu que l’après-midi, le temps que tous les candidats jouent une première fois et qu’un nouveau tirage au sort soit effectué. Les deux comparses reçurent un badge signalant leur passage au second tour. Erika proposa à Arndt de sortir de poser et d’aller grignoter un truc.

- Quelle histoire… Et ce n’est que le premier jeu…

Ils retournèrent à leur auberge, qui était plutôt bien remplie en cette fin de matinée. Le duo s’installa à une table. Erika commanda un verre d’alcool léger et fruité et des toasts aux fromages. En attendant le service, la jeune femme décida de passer aux toilettes. Elle se fraya un passage entre les gens qui discutaient joyeusement et s’enferma dans la minuscule pièce.  

Mais quand elle voulut ressortir, impossible d’ouvrir la porte. Le verrou était coincé. Elle tira de toutes ses forces, sans succès. De plus, le système de verrouillage était très différent de ce qu’ils avaient entre les Murs, elle n’avait donc pas vraiment idée de comment il fonctionnait. Elle tambourina donc à la porte pour qu’on vienne l’aider. Mais de l’autre côté, un type avait commencé à raconter une vanne à toute l’auberge et les rires résonnaient dans toute la pièce. Il y avait tant de bruit que la soldate ne put même pas entendre la chute. Un deuxième homme enchaîna sur une anecdote, puis un troisième… Eri retenta de décoincer le verrou pendant plusieurs minutes, puis commença à s’énerver sur la poignée elle-même. Cette dernière finit par lui rester dans les mains. Elle poussa une sacrée série de jurons, puis un profond soupir, avant de se laisser aller en avant. Son front cogna la porte dans un bruit mat. La voilà définitivement bloquée.

Elle ne sut pas combien de temps elle resta là à ruminer sa lassitude et sa colère. Arndt devait se demander ce qu’elle fabriquait. Il finirait bien par aller voir. Non ? Il lui semblait reconnaitre sa voix de l’autre côté. Erika se redressa, réfléchissant aux autres options qu’elle avait, quand l’une d’elle apparut sous ses yeux. Il y avait une fenêtre. Toute petite, certes, et en hauteur, mais elle devrait arriver à s’y faufiler.

L’opération fut périlleuse et prit de longues minutes, mais la soldate finit par atterrir tant bien que de mal dans une petite ruelle qui sentait les poubelles. Elle ne perdit pas de temps, fit le tour et retourna dans l’auberge. Elle trouva Arndt dans un coin, à leur table, une choppe vide à la main. Il n’avait pas l’air bien. Le contrecoup du stress ?  Il ne réagit pas plus que ça à son retour : il empestait l’alcool. Eh bien, elle avait bien fait de ne pas compter sur lui pour venir la délivrer.

La jeune femme ne dit rien, elle se contenta s’attraper ses toasts – froids – et les avala en quelques bouchées. Elle se laissa aller contre le dossier de sa chaise et observa longuement son camarade. Un type, lui aussi un peu éméché, s’approcha et commença à raconter ce qu’il s’était passé en son absence. Elle lui adressa un sourire un poil désespéré. Il serait bientôt temps de regagner le lieu du tournoi, et il était de hors de question qu’elle trimbale un homme ivre avec elle. L’explorateur avait joué ce matin, c’était à son tour pour la deuxième manche. Mais accepterait-il de rester bien sagement ici le temps de l’épreuve ? Pas sûr. Et Eri n’avait pas envie de se donner en spectacle en essayant de négocier avec lui. Autant jouer la carte de la sureté.

- Eh, tu sais quoi ? Spécialement pour le tournoi, la maison offre des massages aux candidats qui dorment chez eux, genre, pour se détendre entre les épreuves. J’y étais tout à l’heure, tu vois, c’est pour ça que j’étais partie. Tu devrais essayer, les masseuses sont très douées. Monte dans la chambre, je vais t’en envoyer une.

La soldate le força à lever et le poussa vers l’escalier. Puis elle s’empressa d’aller régler son verre – Arndt se débrouillera pour sa propre consommation –  pour s’éclipser.



Même déroulement que le matin-même : chercher la salle, découvrir son adversaire – une dame entre deux âges – et tirer au sort le jeu. Une partie de dés. Bon. Encore quelque chose de très simple, mais qui misait tout sur la chance. Au moins, ce serait rapide : les joueuses lanceront deux dés en même temps, à trois reprises. Celle qui cumulerait le plus de points remporterait la victoire.

Erika souffla longuement. Le stress était revenu. En face, son adversaire semblait très concentrée. Elle, au moins, ne tremblait pas. Premier jet. Les dés de la soldate affichèrent un double cinq, ce qui lui permit de prendre l’avantage sur le quatre et le deux de sa concurrente. Deuxième jet. Eri remporta cinq points supplémentaires, son opposante sept. L’écart diminuait, rien n’était sûr. Troisième et dernier jet. Trois contre quatre. La brune conservait l’avantage. Elle avait gagné.